Compte-rendu de la campagne océanographique Magofond 2
du N/O Marion Dufresne (11 octobre- 9 novembre 1998)

 
La campagne Magofond 2/MD 112 (1) du N/O Marion Dufresne (2) s'est déroulée du 11 octobre au 9 novembre 1998, de l'île de La Réunion à l'île de La Réunion. Une brève escale à l'île Maurice a eu lieu le 15 octobre de manière à embarquer deux observateurs de ce pays, la majeure partie de la campagne ayant des objectifs situés dans la Zone Economique Exclusive mauricienne. La campagne, organisée conjointement par l'Institut Polaire (IFRTP, Brest) et deux Unités Mixtes de Recherche du CNRS (l'UMR 6538 "Domaines Océaniques" de l'Institut Universitaire Européen de la Mer, Université de Bretagne Occidentale, Plouzané, et l'UMR 7577 "Géomagnétisme, Paléomagnétisme et Géodynamique" de l'Institut de Physique du Globe de Paris), impliquait également une forte participation technique de l'Ocean Research Institute de l'Université de Tokyo (Japon), ainsi que des chercheurs de Toulouse, de Saint Petersbourg (Russie) et de Hyderabad (Inde).

 Les techniques utilisées

Les travaux menés impliquaient essentiellement l'acquisition de données de bathymétrie et d'imagerie, de gravimétrie et de magnétisme de surface et de fond. Suite aux améliorations qui lui ont été récemment apportées, le sondeur multifaisceaux Thomson Marconi Sonar TSM 5265 a remarquablement bien fonctionné et nous a permis de réaliser les premiers levés bathymétriques complets conséquents jamais effectués avec le N/O Marion Dufresne. L'utilisation du logiciel Caraïbes de l'IFREMER, adapté par les ingénieurs de cet organisme aux données du sondeur, a permis de disposer de cartes provisoires dès la fin de la mission. Le gravimètre marin a fonctionné sans interruption et les mesures effectuées ont pu être rattachées à la base de référence du Port de La Réunion grâce au prêt d'un gravimètre terrestre Scintrex par des collègues de l'Université de La Rochelle. Plusieurs types de données magnétiques, toutes d'excellente qualité, ont été collectées. Des données de surface d'abord, avec d'une part un magnétomètre scalaire, traîné à 350 mètres du navire et permettant d'obtenir des valeurs absolues du champ magnétique terrestre total, d'autre part un magnétomètre de bord vectoriel, installé par nos collègues japonais, qui permet notamment de déterminer l'orientation des structures aimantées bi-dimensionnelles mais ne fournit que des valeurs relatives de l'anomalie magnétique de par l'extrême difficulté à corriger de manière précise l'effet des différentes aimantations du navire. Ce dernier instrument n'a fonctionné que durant les deux derniers tiers de la mission. Des données de fond ensuite, acquises à faible vitesse (2,5 nœuds) sur une durée totale d'environ 8 jours à l'aide d'un magnétomètre de fond scalaire japonais. Le magnétomètre de fond français récemment acquis par les participants du CNRS a pu être testé lors de la campagne, ce qui a permis de montrer la fiabilité de l'enceinte de pression, le bon comportement "sur table" du capteur et de l'électronique associée, et de sérieuses déficiences dans le système de transmission des données par câble électroporteur qui va être revu par le constructeur. Enfin, trois dragages ont été menés: une drague a été perdue et deux sites ont pu être échantillonnés.

L’histoire détaillée du champ magnétique terrestre

La campagne, dédiée à l'étude du champ magnétique terrestre et de la lithosphère océanique, avait quatre objectifs principaux. Le premier de ces objectifs consiste à étudier les variations d'intensité et d'éventuelles inversions courtes de la polarité du champ magnétique terrestre au cours du temps, en enregistrant des profils d'anomalies magnétiques de haute résolution à l'aide d'un magnétomètre tracté à proximité du fond. La croûte océanique formée à l'axe des dorsales médio-océaniques acquiert, en se refroidissant, une aimantation permanente, dont l'orientation est parallèle au champ magnétique ambiant et dont l'intensité est généralement proportionnelle à celle de ce champ. Il suffit donc de réaliser des profils perpendiculaires à l'axe de la dorsale dans des régions où la croûte océanique se met en place de manière relativement régulière pour retrouver l'histoire du champ magnétique terrestre telle qu'elle s'est progressivement inscrite dans l'aimantation de la croûte. Seules les grandes lignes de cette histoire, typiquement à l'échelle de plusieurs centaines de milliers d'années à plusieurs millions d'années, peuvent être retracées à partir des enregistrements magnétiques de surface, réalisés à plusieurs milliers de mètres des sources aimantés. L'originalité du programme Magofond est d'utiliser un magnétomètre de fond, tracté à quelques centaines de mètres au dessus du plancher océanique, pour obtenir une meilleure résolution, de l'ordre de la dizaine de milliers d'années, ce qui permet donc de connaître l'histoire détaillée du champ magnétique terrestre. La connaissance de cette histoire a d'importantes conséquences sur l'étude des processus qui génèrent le champ magnétique de notre planète et, in fine, sur la structure et les propriétés du noyau terrestre où ce champ trouve son origine. Lors de la campagne Magofond 2, nous nous sommes focalisés sur la période la plus récente, de 3 millions d'années à l'actuel, en réalisant trois profils magnétiques de fond à travers l'axe de la dorsale centrale-indienne autour de 19°S. En dépit d'un taux d'ouverture assez lent d'environ 4,5 cm/an, cette région est caractérisée par une croûte océanique de grain topographique peu rugueux, caractéristique d'une formation à l'axe d'une dorsale chaude, très magmatique et de structure relativement simple, enregistreur a priori plus fidèle des fluctuations à courte période du champ magnétique terrestre. Le fait d'enregistrer les profils de part et d'autre de la dorsale, sur les deux flancs créés par le même segment de dorsale et ayant ultérieurement dérivés sur les plaques indienne et africaine, permet de s'assurer qu'aucune complexité tectonique ne vient altérer la séquence magnétique observée. Les trois profils réalisés, soit en fait six enregistrements de l'histoire magnétique des 3 derniers millions d'années, montrent une évolution comparable à celle qui avait été déduite, de manière indépendante, de mesures magnétiques sur carottes sédimentaires pélagiques. Ce travail confirme donc la validité des deux approches. Au delà, il montre la possibilité d'accéder à l'histoire détaillée du champ géomagnétique des 160 derniers millions d'années par le biais des mesures magnétiques près du fond, un objectif hors d'atteinte des enregistrements sur carottes sédimentaires. Dans cet esprit, deux autres profils magnétiques près du fond ont été réalisés lors de Magofond 2. L'un, relativement court, recoupe l'anomalie 5, âgée d'environ 10 millions d'années, sur le flanc africain de la dorsale centrale-indienne, et vise à établir le caractère global de variations magnétiques préalablement observées dans l'océan Pacifique, au large de la côte Ouest des Etats-Unis. L'autre, beaucoup plus long, traverse les anomalies 23 à 20 (51 à 43 millions d'années) sur les flancs conjugués d'un segment de dorsale fossile situé au sud-est de l'île Maurice.

 Structure et propriétés magnétique de la croûte océanique

Le second objectif, corollaire du précédent, est l'étude de la structure et des propriétés magnétiques de la croûte océanique. Diverses observations suggèrent que la croûte océanique formée aux dorsales chaudes et/ou à taux rapide présente une structure magnétique simple, la principale source des anomalies magnétiques observée étant le niveau basaltique le plus superficiel, constitué d'épanchements de lave, généralement épais d'un demi à un kilomètre. A l'inverse, les dorsales froides et/ou à taux lent génèrent une croûte océanique de structure complexe, dont le niveau basaltique superficiel est considérablement altéré, et pour lequel la contribution des roches de la croûte plus profonde aux anomalies magnétiques observées n'est plus négligeable. C'est dans le but d'évaluer la contribution respective des niveaux magnétiques superficiels et profond à différents taux d'expansion qu'a été réalisé un long profil magnétique de surface et de fond à travers la dorsale fossile de Maurice, entre les anomalies 23 (51 millions d'années), pour laquelle un taux d'expansion de 5 cm/an est observé, et l'anomalie 20 (43 millions d'années), qui marque l'arrêt de l'ouverture océanique après une période de fort ralentissement. Un profil magnétique enregistré en surface, à 4000 mètres du plancher océanique, détecte avec quatre fois plus d'intensité une source magnétique située dans le niveau basaltique qu’une source équivalente située dans la croûte profonde, alors que ce rapport passe à vingt pour un profil enregistré à 1000 mètres du fond. L'utilisation conjointe des profils de surface et près du fond permet donc d'évaluer la contribution relative des deux niveaux. Ce travail, qui se double d'une analyse précise du signal magnétique de surface et de fond, tant en phase qu'en amplitude, a des implications fondamentales en géodynamique. Une meilleure connaissance de la source des anomalies magnétiques apporte des contraintes majeures quant aux processus de formation de la croûte océanique à l'axe des dorsales et à son évolution, et notamment son altération, sur les flancs de ces dorsales. Elle permet aussi de mieux appréhender les mouvements des plaques lithosphériques et des continents à travers l'histoire géologique, les anomalies magnétiques étant le marqueur principal utilisé pour dater les fonds océaniques et effectuer les reconstructions paléogéographiques. L'analyse préliminaire du profil près du fond effectué sur la dorsale fossile de Maurice montre clairement une diminution drastique de l'aimantation de la croûte superficielle lors du ralentissement de taux d'expansion, qui confirme les résultats globaux obtenus à partir de données magnétiques de surface.

Un changement drastique de direction d’expansion entre 45 et 40 millions d’années

Alors que les deux premiers objectifs de la campagne Magofond 2 s'intéressent essentiellement aux données magnétiques de fond et de surface, les deux objectifs suivants impliquent l'analyse conjointe des données de bathymétrie et d'imagerie, de gravimétrie, et enfin de magnétisme de surface, pour résoudre un problème géodynamique. Le troisième objectif s'intéresse plus particulièrement au changement drastique de taux et de direction d'expansion survenu entre 45 et 40 Ma sur l'ensemble des dorsales de l'océan Indien à la suite de la collision de l'Inde avec l'Eurasie. Il s'agit de comprendre dans le détail comment s'effectue un changement de direction d'expansion de 50° sur deux zones clés de la dorsale centrale-indienne, l'une composée de compartiments relativement étroits et affectée d'importants décalages transformants, située immédiatement au sud-est de l'île Maurice, l'autre très linéaire et s'étendant au delà vers le sud-est. Nous avons ainsi réalisé le levé bathymétrique complet de deux zones jointives d’environ 430x80 km et de 280x200 km. Dans la première zone, le changement de direction est marqué par un saut de dorsale de 50 à 250 km (le nouvel axe est oblique par rapport à l'ancien), impliquant l'abandon d'une dorsale fossile de 80 km de long, la cassure puis la mise en place d'une nouvelle section de dorsale, et bien sûr la capture d'un fragment de la plaque indienne par la plaque africaine. Ces événements sont bien documentés par nos données magnétiques et bathymétriques et confirmés par des données similaires collectées par nos collègues indiens sur la zone conjuguée de la plaque indienne. Les débuts de l'expansion sur la nouvelle section de dorsale semblent focalisés sur des hauts bathymétriques séparés par de profondes discontinuités, ce qui pourrait résulter de l'obliquité de cette section par rapport à la direction d'expansion et d'un faible budget magmatique. Dans la seconde zone, le changement est beaucoup plus progressif. La topographie des collines abyssales est dominée par trois directions, qui sont respectivement perpendiculaires à l'ancienne direction d'expansion, à la nouvelle direction d'expansion, et intermédiaire. Cette observation suggère que le changement aurait pu s'effectuer en deux étapes. Des structures obliques, traces de la propagation d'un segment au détriment d'un autre, sont localement observées et représentent un moyen de réorienté la direction de la dorsale. La rotation des directions structurales s'accompagne de la formation de discontinuités, dont seulement une a évolué en une véritable zone de fracture. Le grain de la croûte est très variable dans la zone d'étude, avec localement des séries de collines abyssales régulièrement espacées et en d'autres endroits des associations complexes et atypiques de hauts bathymétriques et de dépressions, une observation qui peut être liée à la réorganisation du système d'alimentation magmatique. Les études futures viseront à déterminer précisément l'évolution temporelle du système à l'aide des données magnétiques, afin d'en tirer des enseignements quant à la réaction d'un centre d'expansion à une modification soudaine de son environnement. Les résultats auront des conséquences sur la rhéologie de la croûte océanique et la structure profonde des dorsales médio-océaniques, et apporteront de nouvelles contraintes dans le débats qui oppose les tenants de dorsales passives, se contentant de créer de la croûte océanique dans les vides que génère l'écartement des plaques, à ceux de dorsales actives, contribuant dynamiquement à cet écartement. Ce travail souligne par ailleurs qu'il est nécessaire, pour mieux comprendre les dorsales, de réaliser le levé de zones océaniques anciennes remarquables, dont l'équivalent n'existe pas de nos jours.

Interaction point chaud - dorsale : la dorsale centrale indienne à 19°S

Le quatrième objectif de la campagne s’intéresse à la section de la dorsale centrale-indienne située à proximité de la ride de Rodrigues, une structure volcanique allongée dont la formation est liée à la présence d'un point chaud, peut-être celui de La Réunion. Cette région, initialement choisie parce qu’elle permettait d’aborder le premier objectif dans des conditions favorables, offre aussi l'opportunité d’étudier une dorsale lente surplombant un manteau chaud et, plus généralement, l’interaction entre cette dorsale et le point chaud à l’origine de la ride de Rodrigues. Nous avons réalisé le levé bathymétrique complet d’une région de 180x150 km, s’étendant de l’axe de la dorsale à l’anomalie magnétique 2A, âgée d’environ 3 millions d’années, sur chaque flanc. L’axe de la dorsale est constitué d’une vallée peu profonde, dont le plancher est à environ 3000 mètres de profondeur et les crêtes à 2200 mètres. La succession des collines abyssales hors axe est assez régulière et monotone, avec des collines s’étendant sans interruption sur plus de 130 km. Bien que le plancher de la vallée axiale présente des alternances de hauts et bas topographiques précédemment interprétés comme des centres et extrémités de segments d’accrétion, la bathymétrie hors axe ne présente pas de traces continues de limites de segment, ce qui suggère l’absence d’une segmentation stable de courte longueur d'onde dans le temps sur la majeure partie de la zone levée. La seule unité de segmentation stable s’étend sur plus de 130 km et est limitée au nord par une discontinuité oblique. Sur le flanc africain, la ride de Rodrigues se prolonge jusqu’à l’axe de la dorsale par une série de rides de plus en plus petites découvertes lors de la campagne Magofond 2. Immédiatement à l'est de la ride de Rodrigues, trois rides parallèles s'échelonnent sur de la croûte océanique âgée de 6,5 à 4 millions d'années selon une direction N80°E. Ces rides, qui s'élèvent à 1500 mètres au dessus des fonds avoisinants et s'étirent sur 20 à 40 km de longueur, ont été dénommées "Rides des Trois Rois Mages" pour souligner la linéarité et le parallélisme des trois rides, qui évoquent le cheminement des Rois Mages dans leur poursuite de l'Etoile. Plus à l'est encore, une nouvelle ride haute de 700 mètres, parallèle aux précédentes et comme elles remarquablement linéaire, a été baptisée "Ride Gasitao" en souvenir d'un cyclone du même nom croisé en 1988 par le premier N/O Marion Dufresne sur la dorsale centrale-indienne, à quelques centaines de kilomètres au nord de la zone, et qui avait alors durement touché le navire... et durablement marqué la mémoire des marins et des scientifiques embarqués, dont trois participaient à la campagne Magofond 2. Cette ride s'étire sur 50 km, sur une croûte âgée de 3,5 à 0,6 millions d'année, et ne s'interrompt que sur la crête occidentale de la vallée axiale actuelle. Un alignement d'édifices volcaniques, parallèle, de plus faible volume et apparemment discontinu, est observé à environ 30 kilomètres plus au nord sur une croûte du même âge. Le levé bathymétrique effectué montre sans ambiguïté que ces rides n'ont pas de conjugué sur la plaque indienne, ce qui suggère fortement qu'elles se mettent en place en dehors de l'axe actif de la dorsale, bien que la proximité de ce dernier implique une relation à déterminer. Deux sites, respectivement situés sur la ride Gasitao et sur la plus septentrionale des rides des Trois Rois Mages, ont fait l'objet de dragages réussis qui montrent des basaltes relativement frais au premier site et nettement plus altérés au second. Ces échantillons devront être datés par différentes méthodes de géochronologie et analysés de manière à mettre en évidence les influences respectives de la dorsale et du point chaud dans leur composition géochimique.

Conclusion

La campagne Magofond 2 a clairement été un succès, comme le montrent la quantité et la qualité des données acquises et les premiers résultats obtenus. Elle démontre s'il était besoin les potentialités du N/O Marion Dufresne et de son sondeur multifaisceaux pour les travaux de géosciences marines. Elle confirme l'intérêt des mesures magnétiques de fond, déjà annoncés par les résultats du transit valorisé Magofond 1 effectué en 1996, tant pour l'étude du champ géomagnétique que pour celle de la lithosphère océanique. Elle souligne l'importance des travaux structuraux et géophysiques hors axe, sur des zones anciennes judicieusement choisies, pour étudier de façon indirecte les dorsales et la formation de la lithosphère océanique dans des contextes qui n'existent pas actuellement. Enfin, elle présente la dorsale centrale-indienne comme un site particulièrement propice à l'étude de l'interaction entre un point chaud et une dorsale de type lent à intermédiaire.

 
(1) Fiche synthétique (SISMER) de la campagne
(2) Description (IFRTP) du N/O Marion Dufresne